Le 7 février 2012 devait avoir lieu dans l’enceinte de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) une conférence-débat sur le thème “L’extrême-droite est-elle devenue fréquentable?” en présence de Caroline Fourest (accompagnée d’Hervé Hasquin et de Guy Haarscher) ((Il est à noter que le terme de débat, Action de débattre; discussion généralement animée entre interlocuteurs exposant souvent des idées opposées sur un sujet donné., est peut-être exagéré, tant on peut douter que Caroline Fourest, Hervé Hasquin et Guy Haarscher ont des idées réellement opposées sur l’extrême-droite. Du coup, j’utiliserai ici le terme de conférence qui semble plus approprié.)).
La venue de Caroline Fourest à l’ULB génère souvent des tensions en raison du caractère polémique des positions de la journaliste française ((Voir par exemple ce compte-rendu de son “quasi-entartage” lors de sa venue en 2007.)). Cette fois-ci n’a pas fait exception et un assistant de l’ULB, Souhail Chichah, avait appelé sur un réseau social à organiser une “burqa pride” pour protester contre la venue de Mme Fourest sur le campus.
Une quarantaine de personnes, couvertes de façon à symboliser des “burqas”, ont donc interrompu la conférence aux cris de “burqa bla bla”. La tension ne cessant de monter entre d’une part Caroline Fourest et ses camarades Hasquin et Haarscher, celle-ci traitant les perturbateurs de “membres de l’extrême-droite”, et d’autre part Souhail Chichah et les chahuteurs qui reprochent à la journaliste son “islamophobie”, les autorités académiques, par la voie du recteur, Didier Viviers, décident d’annuler la soirée.
Cet événement n’est en fin de compte qu’un chahut agitant le microcosme universitaire, le type même de perturbations qui peuvent s’observer dès qu’une personnalité controversée dispose d’une tribune publique ((On peut d’ailleurs en voir un exemple récent ici où des étudiants du CAS ont “saboté” un débat de la Ministre de l’Intérieur, Annemie Turtelboom, à la VUB.)).
Pourtant, la presse va faire de ce non-événement un exemple de la menace islamiste sur la liberté d’expression et un lynchage en règle de M. Chichah…
Un tsunami médiatique
Pour illustrer l’emballement médiatique qui a suivi, voici les articles sur le sujet recensés entre le 7 et le 11 février sur les sites de deux quotidiens “de référence” belges francophones, le Soir et la Libre Belgique.
Directement accessibles sur le site du Soir (articles liés entre-eux), on retrouve les 9 articles suivants (par ordre chronologique) ((“Rédaction en ligne” indique des articles de l’agence Belga, retravaillés ou non par des journalistes du Soir)):
- “L’ULB dénaturée et menacée par des assassins de la démocratie”, MARC METDEPENNINGEN, mercredi 08 février 2012, 08:41
- Incident à l’ULB : « Ne pas céder à l’intimidation », Rédaction en ligne, mercredi 08 février 2012, 15:35 ((Il s’agit d’un “chat” avec Caroline Fourest))
- ULB : instruction disciplinaire à l’encontre de Souhail Chichah, Rédaction en ligne, mercredi 08 février 2012, 17:57
- ULB : Souhail Chichah « serein » face à l’instruction disciplinaire, Rédaction en ligne, mercredi 08 février 2012, 20:49
- 11h02 : « Le vivre-ensemble est de plus en plus compliqué », Rédaction en ligne, mercredi 08 février 2012, 22:33 ((Il s’agit d’une interview de William Bourton, sociologue à l’ULB))
- ULB : un attentat contre la pensée, BEATRICE DELVAUX, jeudi 09 février 2012, 07:17
- Guy Haarscher (ULB) dénonce « un acte fasciste », Rédaction en ligne, jeudi 09 février 2012, 08:55
- Souhail Chichah change de nom, MARC METDEPENNINGEN, jeudi 09 février 2012, 11:19
- « Ceux qui refusent le dialogue serein et ouvert n’ont pas leur place à l’ULB », Rédaction en ligne, samedi 11 février 2012, 12:05 ((Interview de Didier Viviers, recteur de l’ULB par William Bourton.))
Parmi ces 9 articles, un seul (de l’agence Belga) donne (brièvement) la parole au principal incriminé (Souhail Chichah), un donne le point de vue de Caroline Fourest, un donne la parole à Guy Haarscher, deux (un et deux) aux autorités académiques de l’ULB (par la voix de son recteur, Didier Viviers), un édito (de Béatrice Delvaux) et deux articles (l’un à charge, l’autre sur les menaces que Souhail Chichah subirait “affirme-t-il”) de Marc Metdepenningen.
Les perturbateurs y sont qualifiés de « trublions qui se comportent comme des fascistes » et de gens “qui déversent […] leur haine d’Israël et des « Blancs » sur les réseaux sociaux”.
On constate déjà que l’instruction de l’affaire se fera essentiellement à charge. Impression confirmée lorsqu’on fouille les archives sur le site du journal: sur les 17 articles que j’ai pu retrouver ((les archives en ligne du Soir ne sont pas d’une clarté extraordinaire…)), tous à l’exception de trois d’entre-eux ((
- Souhail Chichah « L’ULB devra réfléchir avant de m’évincer », n.c., Page 2, Jeudi 9 février 2012
- « Des débats sereins ? Mais il s’en mène tous les soirs à l’ULB ! », Jean-Jacques Jespers, Président de la filière Information et Communication de l’ULB, Page 13, Jeudi 9 février 2012
- « La burqa pride, reflet d’un immense malaise », MOUTON,OLIVIER, Page 35, Samedi 11 février 2012
)) condamnent l’organisateur du “chahutage” de Caroline Fourest et réclament souvent son éviction de l’Université. ((Liste des autres articles:
- 850 signatures pour le renvoi de Chichah de l’ULB, n.c., Vendredi 10 février 2012
- ULB : Tariq Ramadan condamne les fauteurs de troubles, n.c., Vendredi 10 février 2012
- L’ULB sous le choc d’un débat avorté, METDEPENNINGEN,MARC; DORZEE,HUGUES, Page 2, Jeudi 9 février 2012
- Affaire Fourest : peut-on encore débattre à l’ULB ?, n.c., Page 1, Jeudi 9 février 2012
- « Le phénomène va se reproduire : il eût fallu réagir plus tôt », Jacques Brotchi, Neurochirurgien, professeur émerite à l’ULB et sénateur MR.
- « Cet incident doit servir d’électrochoc », Hervé Hasquin, Historien, ancien recteur et président du CA de l’ULB
- Caroline Fourest « Ne pas céder aux intimidations »
- Le précédent
- Sur le campus, les étudiants abasourdis
- Une conférence de Caroline Fourest sabotée par des extrémistes à l’ULB, METDEPENNINGEN,MARC, Page 7, Mercredi 8 février 2012
- Qui va juger Chichah ?, METDEPENNINGEN,MARC; VOOGT,FABRICE, Page 8, Vendredi 10 février 2012
- A propos du mardi noir de l’ULB, n.c., Vendredi 10 février 2012
- L’intolérable intolérance, n.c., Page 15, Vendredi 10 février 2012 – Charles Michel Président du MR
- « Le débat est de plus en plus compliqué », BOURTON,WILLIAM, Page 14, Vendredi 10 février 2012
)). Aucun de ces trois articles ne va quand-même jusqu’à soutenir le chahut.
Faisons rapidement le même exercice avec la Libre Belgique:
- Extrême-droite: Caroline Fourest n’a pu s’exprimer à l’ULB, Rédaction en ligne, Mis en ligne le 08/02/2012
- Souhail Chichah dénonce la politique du “deux poids, deux mesures”, BELGA, Mis en ligne le 08/02/2012
- Le recteur de l’ULB lance une instruction disciplinaire à l’encontre de Souhail Chichah, Belga, Mis en ligne le 08/02/2012
- Débat interrompu à l’ULB: le MR, FDF et PS condamnent, Belga, Mis en ligne le 08/02/2012
- “Si nous avions en France des évènements comme ça, Le Pen serait au 2e tour”, Rédaction en ligne, Mis en ligne le 08/02/2012
- Instruction disciplinaire contre Souhail Chichah, Christian Laporte, Mis en ligne le 09/02/2012
- Haarscher: “Entre Le Pen et Chichah, c’est dur pour les musulmans”, Caroline Grimberghs, Mis en ligne le 09/02/2012
- Excusez-nous, Madame Fourest, Marc UYTTENDAELE, Chroniqueur, Mis en ligne le 09/02/2012
- Édito: A bas l’intolérance, Mis en ligne le 09/02/2012, Jean-Claude Matgen
- Débat interrompu à l’ULB : un acte de censure pur et simple, Belga, Mis en ligne le 09/02/2012
- Souhail Chichah : de l’antisionisme aux portes de la droite extrême, C.Le, Mis en ligne le 09/02/2012
- L’ULB reste divisée sur Chichah, Christian Laporte, Mis en ligne le 11/02/2012
A nouveau, sur ces 12 articles, un seul, celui de l’agence Belga (déjà repris par le Soir plus haut) donne (un peu) la parole à Souhail Chichah. A nouveau, les chahuteurs y sont qualifiés “d’intégristes musulmans”, de “huées fanatiques”, de “militants d’extrême-droite”, de “petit groupe de militants islamistes”, etc. Souhail Chichah étant même qualifié de “un militant islamiste pro-palestinien radical”, ce qui peut surprendre concernant quelqu’un qui se dit athée.
Deux poids deux mesures ?
On pourrait, à première vue, se réjouir de la vigueur (une bonne vingtaine d’articles en 5 jours) de la réaction de ces deux quotidiens face à une atteinte évidente à la liberté d’expression. Pour autant, on serait en raison de se demander si ce genre de réaction se produit à chaque occurence de ce type. Occurrences qui sont relativement fréquentes en milieu universitaire comme le soulignait M. Chichah lui-même. Il évoque d’ailleurs son propre cas, lors d’un débat organisé le 20 septembre 2010 autour du film d’Olivier Mukuna “Est-il permis de débattre avec Dieudonné?” ((Il est d’ailleurs intéressant de noter au passage que ce débat avait été organisé à une date antérieure et reportée pour satisfaire à la nécessité d’avoir un “débat contradictoire”.)). Le débat a, pour reprendre le terme d’un journaliste du Soir, “viré au pugilat entre militants pro et anti-israéliens”. Une bonne occasion de voir la couverture médiatique générée par cette polémique autour de la liberté d’expression.
Voici les articles que j’ai pu retrouver dans les archives du Soir dans le mois (et non la semaine) suivant ce débat:
- L’ULB accusée de pétrir la haine du Juif, GUTIERREZ,RICARDO, Page 14;15, Jeudi 23 septembre 2010
- En finir avec l’intimidation sioniste, n.c., Page 14, Mercredi 29 septembre 2010 (Olivier Mukuna)
- « On a laissé la haine du Juif se développer au sein de l’ULB », n.c., Vendredi 1er octobre 2010, Maurice Sosnowski Professeur à l’ULB, président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB)
- « On a le droit de dire ce que l’autre ne veut pas entendre », n.c., Vendredi 1er octobre 2010, Jacques Englebert Avocat spécialisé en droit des médias, membre du Conseil de déontologie journalistique, maître de conférences à l’ULB et à l’UMons
- La liberté d’expression a aussi des limites., n.c., Vendredi 1er octobre 2010, Philippe Markiewicz, Ancien président du CCOJB (2001-2007)
- Les Juifs menacent-ils le vivre-ensemble belge ?…, n.c., Page 15, Vendredi 1er octobre 2010 (Viviane Teitelbaum)
- “Passion sioniste à l’Université libre de Bruxelles ?”, n.c., Jeudi 7 octobre 2010 (Aurore Van Opstal)
- Est-il antisémite de critiquer l’Etat juif ?, GUTIERREZ,RICARDO, Page 16, Mercredi 13 octobre 2010 (Souhail Chichah)
Premier constat, le sujet ne semble pas déclencher la même frénésie que le “chahutage” de Mme Fourest. Second constat, sur les 8 articles, 3 donnent la parole aux perturbateurs contre 4 en faveur des “chahutés” ((Le dernier étant celui de Ricardo Guttierez qui fait le compte-rendu de la soirée. Malgré son titre, il reprend les points de vue des deux parties ainsi qu’une mise en perspective de l’événement.)). On voit donc un certain équilibre entre les prises de positions des uns et des autres qu’on ne retrouve pas dans l’actualité récente.
En ce qui concerne la Libre Belgique, je n’ai pu retrouve qu’une Opinion de Pierre Piccinin: La liberté d’expression menacée de mort, Mis en ligne le 14/10/2010
Serait-ce le seul? Certains articles ne seraient-ils pas archivés ou bien seraient-ils inaccessibles?
La liberté d’expression: pour qui?
S’il semble évident qu’il faut garantir la liberté d’expression, il faut également regarder le contexte dans lequel elle s’exerce. Dans le cas présent, il serait bon de préciser certaines choses.
D’une part, les journaux ont tous repris le terme de “débat” pour évoquer la soirée du 7 février. Mais comme déjà signalé plus haut, le qualificatif de “dialogue” ou de “conférence” aurait sans doute été plus approprié pour qualifier l’événement ((Quant à la question de savoir si l’on peut débattre avec n’importe qui, Caroline Fourest pense, en parodiant Desproges, que l’on peut débattre de tout, mais pas avec tout le monde.)).
La perte de sens du mot “débat” est d’ailleurs tellement généralisée qu’on précise généralement “débat contradictoire”. L’ULB en a d’ailleurs fait un pré-requis à l’organisation de plusieurs débats ((celui autour du film d’Olivier Mukuna mentionné ci-dessus; mais également pour l’organisation d’un débat avec Tariq Ramadan finalement interdit par manque de “contradiction”)) et l’on pourrait se demander pourquoi, concernant la venue d’une personnalité controversée comme Caroline Fourest, cet aspect contradictoire n’était pas requis.
Ensuite, concernant la “censure” de Caroline Fourest, on peut reprendre, quasi mot pour mot, l’argument avancé par Nadia Geerts ((qui est à la Belgique ce que Caroline Fourest est à la France)) dans une tribune justifiant l’interdiction d’un débat avec Tariq Ramadan à l’ULB :
– La “censure” : on peut gloser à l’infini sur le bien-fondé de la décision de l’ULB. Mais soyons sérieux : Ramadan jouit d’une visibilité médiatique extraordinaire. Entre ses conférences, ses cours, ses livres, ses cassettes, ses articles et son site internet, il est partout à la fois. Or, la véritable censure me semble consister en une interdiction radicale d’un auteur, la prohibition de ses écrits, le risque pour ses lecteurs de se voir poursuivis et condamnés. ((souligné par moi))
Clairement, la journaliste française dispose d’une présence médiatique incommensurablement plus grande que l’assistant de l’ULB et sa liberté d’expression est loin d’être remise en cause par le “chahut” organisé par le second.
Force est de constater qu’en pratiquant le “deux poids deux mesures” en fonction du sujet traité et des intervenants, les médias semblent vouloir appliquer la fable de La Fontaine: “Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. “.
(A lire aussi ici: Débat tragique à l’ULB: 1 mort médiatique)