L’utilisation de chiffres dans une argumentation est une pratique extrêmement courante et toujours à prendre avec une bonne dose de prudence et quelques précautions ((ce d’autant plus que la principale raison d’utiliser des chiffres est de rendre le débat technique, c’est-à-dire de dépolitiser le point de vue avancé pour lui donner une impression d’objectivité rationnelle)).
En effet, lorsqu’on est confronté à des données chiffrées, il est toujours bon de faire preuve d’un peu d’esprit critique pour en vérifier non seulement la validité; mais également la pertinence dans l’argumentation.
Un premier exercice pour vérifier la validité du chiffre annoncé est d’estimer son ordre de grandeur. Par exemple, lorsque Nicolas Sarkozy parle des heures de travail des grutiers marseillais (2000 heures par an) et qu’il les compare à celles de leurs homologues barcelonais ou anversois (4000 heures par an), on voit très rapidement que si le chiffre avancé pour les marseillais est plausible (50 semaines de 40 heures, c’est beaucoup; mais pas invraisemblable), doubler ce chiffre est exagéré et par conséquent faux ((Autre exemple, venant toujours du même (qui est, il est vrai, un spécialiste du genre), le chômeur qui aurait refusé 67 emplois en un an, ce qui signifie que ce feignant de chômeur aurait refusé plus d’une offre par semaine, pendant un an. Quelle santé!)).
Ensuite, même si le chiffre avançé peut sembler correct à première vue, il faut se demander comment il a été obtenu. Certains chiffres sont inventés de toute pièce ((par exemple, le chiffre de 500000 offres d’emploi non pourvus régulièrement avancé par Sarkozy.)), d’autres sont obtenus par divers bidouillages ((exemple classique, les chiffres du chômage)). On peut égaler brouiller les pistes en n’identifiant pas clairement ce qui est chiffré (autrement dit l’unité de mesure est-elle claire, voir l’exemple plus bas).
Enfin, il faut se demander si le chiffre avancé est pertinent dans l’argumentation. A-t-il un rapport de causalité clairement établi ((autrement dit, y a-t-il une réelle corrélation, par exemple entre le réchauffement climatique et le nombre de pirates? ;) )), représente-t-il le seul élément chiffré pertinent dans la discussion, est-il représentatif pour l’ensemble de la question abordée, …
Illustrons tout ceci avec un exemple. Lors d’un récent petit sondage sur ce site, je posais la question suivante:
Combien de journées de grèves ont-elles été enregistrées en Belgique en 2007?
- 127442 (44%)
- 39 (33%)
- 297 (11%)
- Rienàfout' (11%)
- 3046 (0%)
- 17438 (0%)
Total Votes: 9
La bonne réponse est effectivement 127442 journées de grève enregistrées sur l’ensemble de la Belgique, comme on peut le lire sur le site officiel des statistiques de l’emploi et du chômage belge.
Ce chiffre, pris dans l’absolu, semble évidemment énorme et notre premier test (celui sur l’ordre de grandeur) devrait nous mettre la puce à l’oreille. De quoi s’agit-il au juste ici?
Il s’agit en fait “de journées non couvertes par une rémunération passible du calcul des cotisations sociales” ((cf. ce document explicatif: http://statbel.fgov.be/figures/d31strike_fr.pdf)) par travailleur. Du coup, si l’on reporte ce nombre à l’ensemble des “actifs occupés” ((plus de 4 millions de travailleurs)), on obtient le chiffre de 0,3% des travailleurs ayant fait grève un jour dans l’année 2007.
Ce chiffre des journées de grèves paraît à présent ridicule. Pour autant, l’un ou l’autre de ces chiffres serait-il réellement pertinent dans un débat sur, par exemple, les conflits sociaux en Belgique?
La réponse est non bien entendu; car ces chiffres ne s’appliquent qu’aux jours de grèves (et encore de manière assez peu précise). Or, comme le rappelle très justement le camarade Julien dans cet article, le droit de grève est de plus en plus attaqué et par conséquent la grève n’est pas nécessairement l’arme à laquelle recourent le plus les travailleurs pour se faire entendre de leur direction ((voir par exemple le très intéressant article de Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, Ce que révèlent les données officielles sur les conflits sociaux, dans le Monde Diplomatique, octobre 2008, p.14-15)). Vouloir réduire l’ensemble des conflits sociaux aux seules journées de grèves n’est donc pas acceptable.
Bref, il s’agit de rester vigilant lorsqu’on nous avance des chiffres à tout va et de pratiquer un peu d’autodéfense intellectuelle, histoire de ne pas se laisser embobiner par des discours qui paraissent bien étayés à première vue. :)
Pour revenir sur les autres moyens de lutte de l’article du Diplo.
Il est sûr que la faiblesse des organisations syndicales et le changement de structure économique (petites entreprises, pas de ou faible représentation syndicale) poussent également à des actions non-traditionnelles et plus individuelles, telles l’absence pour maladie, puisque un travailleur malheureux dans son travail le sera aussi en général, avec tout ce que cela implique sur le moral et la santé physique. Moi-même pour avoir porté plainte pour harcèlement moral (autre forme d’action individuelle et individualisée), je l’avais à l’époque très fort senti.
Comment by Julien Uh —